Christian Garaud
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université de Massachusetts à Amherst où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et le problème du stéréotype. Il vit actuellement à Denton, dans la banlieue de Dallas (Texas). Depuis 2004, il a écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux Etats-Unis. Petits livres de poèmes: Les pommes clochards, Décharge/Gros Textes (Polder 141) 2009; D'où vient la voix? (Editions des Vanneaux, 2012) ; La cigale bien attachée (plus ou moins) (Editions La Porte, 2012), Dix-sept grains de komboloï (Editions La Porte, 2014), Le livre des contraires, (Centre de créátion pour l’enfance, Collection Petit Va,2016), Un petit vélo dans la tête (Editions La Porte, 2016). Aux Etats-Unis, Christian Garaud fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits sur la toile tous les quinze jours. Il écrit ses poèmes en français et en anglais. |
Chronique de juillet 19
En essayant de mettre de l’ordre dans mes papiers, je retrouve la photocopie des premières pages du Bal des ardents, livre publié pour la première fois par Pierre Bettencourt en 1953 (réédité depuis par Lettres Vives). C’est un poème en prose plein d’humour.
“On sent très bien l’âme plonger dans l’estomac quand on s’endort et remonter dans le cerveau quand on s’éveille. Je dis “l’estomac”, je pourrais dire les pieds. D’où l’impossibilité de s’endormir quand on a les pieds froids.
En remontant à la surface, l’âme réveille tout sur son passage, d’abord les oreilles, puis les yeux. C’est un coup de baguette magique. Le son revenant avant la conscience est faussement interprété et peut être utilisé comme matériel de rêve, le craquement d’un lit devenant un pas qui inquiète suffisamment l’âme pour la forcer à remonter dans le cerveau comme une araignée dans sa toile qui ne prend conscience de ce qui se passe qu’au centre de son réseau, le réseau de l’âme étant le système nerveux. (On ne voit guère d’araignée dormir au centre de sa toile. Elle va plutôt se réfugier dans un angle).
Une âme sans réseau, comme une araignée sans toile, peut-elle subsister? Elle peut courir, elle ne peut plus saisir. Elle vit comme dans le sommeil, d’une vie de cauchemar, faite d’interprétations fausses, qui est peut-être l’apanage de l’au-delà. D’où ce souci de la vérité chez l’homme, qui sur le plan social devient la justice, souci de vérité qui est Dieu lui-même s’incarnant dans chacun de nos réseaux pour savoir un peu de quoi il retourne…”
J’aime l’agilité de cette “âme-araignée” qui monte et qui descend le long des fibres de notre système nerveux et qui arrive à la conscience une fois installée au centre de son réseau. Oui, “c’est un coup de baguette magique”. Mais le “souci de vérité” nous fait passer au plan symbolique, c’est-à dire celui du langage. Je pense alors à une autre araignée, celle que Fernand Deligny observait dans sa maison des Cévennes tout en réfléchissant sur le mode d’être des enfants autistes au milieu desquels il vivait en leur laissant la liberté d’errer dans les chemins de la propriété. C’était des enfants qui ne parlaient pas et que la société ne savait qu’enfermer. On trouvera les réflexions de Deligny dans L’Arachnéen et autres textes (2008). Pour lui, l’être humain est un parvenu. “On aurait pu penser que l'homme était apparu à la manière d'un intermède dans le spectacle de la nature. Voilà qu'il décide d'être, à lui tout seul, tout le spectacle. Pourquoi séparer l'homme de l'espèce? Ce mot d'espèce est commun à tout ce qui vit; il évoque une sorte de bien commun.” L’arachnéen est ce “bien commun”. Voilà qui modifie la hiérarchie habituelle qui place au sommet l’être humain doué de parole. Hiérarhie que conteste aujourd’hui l’antispécisme. “Si le symbole est le seul maître, son règne s'établit au détriment de l'arachnéen qui n'existe que d'être tacite, et toujours distant du représenté qui peut n'être, à la limite, que prétexte.” Est naturellement “arachnéen” le travail silencieux de l’araignée, sa toile qui se tisse parfaitement sans “vouloir”, sans “projet pensé”. Mais sont aussi “arachnéens” les cris des enfants autistes et les chants des moines: “l’agir arachnéen a toutes les caractéristiques des gestes rituels […] Pour gémir, l'agir suffit. Pour parler, il faut vouloir. A moins que le vouloir s'attrape de par le faire-comme qui fait parler. Reste l'arachnéen où s'entend le bruit des cordes vocales, et nous nous retrouvons chez les moines du Tibet, au comble du rituel qui nous semble monotone et réitéré.” D’où une grande méfiance à l’égard du langage: “[Il faut] mettre le vouloir à sa place, celle d'un épiphénomène tout à fait récent, pouvant se mettre sur des orbites virtuelles très éloignées de par le fait qu'il se meut par autopropulsion. Le vouloir procède donc par éloignement, par détachement, tout comme l'être conscient d'être prend sa distance vis-à-vis de la réalité. Le langage peut être considéré comme le combustible de cette autopropulsion.” “Et l’humain alors apparaît comme étant ce qui reste, quelque peu en lambeau, de l’arachnéen traversé par cette espèce de météorite aveugle qu’est la conscience”. La conscience est le but qu’atteint tout naturellement l’âme-araignée de Bettencourt. Pour Deligny, la conscience est le trouble-fête qui déchire la toile de l’arachnéen. Et la poésie dans tout ça? Voyez ce qu’en dit Georges Perros dans ses Papiers collés: La poésie, c'est comme si un chien se trouvait soudain envahi par la parole, et se précipitait vers ceux qui savent parler pour leur faire traduire ce qu'il s'étonne d'entendre confusément. Ce chien – ou tout autre muet! – existe en tout homme. Il ne lui manque que la parole que nous lui refusons. Ou que nous ne savons pas traduire. Nous ne sommes pas loin de l’arachnéen…
En essayant de mettre de l’ordre dans mes papiers, je retrouve la photocopie des premières pages du Bal des ardents, livre publié pour la première fois par Pierre Bettencourt en 1953 (réédité depuis par Lettres Vives). C’est un poème en prose plein d’humour.
“On sent très bien l’âme plonger dans l’estomac quand on s’endort et remonter dans le cerveau quand on s’éveille. Je dis “l’estomac”, je pourrais dire les pieds. D’où l’impossibilité de s’endormir quand on a les pieds froids.
En remontant à la surface, l’âme réveille tout sur son passage, d’abord les oreilles, puis les yeux. C’est un coup de baguette magique. Le son revenant avant la conscience est faussement interprété et peut être utilisé comme matériel de rêve, le craquement d’un lit devenant un pas qui inquiète suffisamment l’âme pour la forcer à remonter dans le cerveau comme une araignée dans sa toile qui ne prend conscience de ce qui se passe qu’au centre de son réseau, le réseau de l’âme étant le système nerveux. (On ne voit guère d’araignée dormir au centre de sa toile. Elle va plutôt se réfugier dans un angle).
Une âme sans réseau, comme une araignée sans toile, peut-elle subsister? Elle peut courir, elle ne peut plus saisir. Elle vit comme dans le sommeil, d’une vie de cauchemar, faite d’interprétations fausses, qui est peut-être l’apanage de l’au-delà. D’où ce souci de la vérité chez l’homme, qui sur le plan social devient la justice, souci de vérité qui est Dieu lui-même s’incarnant dans chacun de nos réseaux pour savoir un peu de quoi il retourne…”
J’aime l’agilité de cette “âme-araignée” qui monte et qui descend le long des fibres de notre système nerveux et qui arrive à la conscience une fois installée au centre de son réseau. Oui, “c’est un coup de baguette magique”. Mais le “souci de vérité” nous fait passer au plan symbolique, c’est-à dire celui du langage. Je pense alors à une autre araignée, celle que Fernand Deligny observait dans sa maison des Cévennes tout en réfléchissant sur le mode d’être des enfants autistes au milieu desquels il vivait en leur laissant la liberté d’errer dans les chemins de la propriété. C’était des enfants qui ne parlaient pas et que la société ne savait qu’enfermer. On trouvera les réflexions de Deligny dans L’Arachnéen et autres textes (2008). Pour lui, l’être humain est un parvenu. “On aurait pu penser que l'homme était apparu à la manière d'un intermède dans le spectacle de la nature. Voilà qu'il décide d'être, à lui tout seul, tout le spectacle. Pourquoi séparer l'homme de l'espèce? Ce mot d'espèce est commun à tout ce qui vit; il évoque une sorte de bien commun.” L’arachnéen est ce “bien commun”. Voilà qui modifie la hiérarchie habituelle qui place au sommet l’être humain doué de parole. Hiérarhie que conteste aujourd’hui l’antispécisme. “Si le symbole est le seul maître, son règne s'établit au détriment de l'arachnéen qui n'existe que d'être tacite, et toujours distant du représenté qui peut n'être, à la limite, que prétexte.” Est naturellement “arachnéen” le travail silencieux de l’araignée, sa toile qui se tisse parfaitement sans “vouloir”, sans “projet pensé”. Mais sont aussi “arachnéens” les cris des enfants autistes et les chants des moines: “l’agir arachnéen a toutes les caractéristiques des gestes rituels […] Pour gémir, l'agir suffit. Pour parler, il faut vouloir. A moins que le vouloir s'attrape de par le faire-comme qui fait parler. Reste l'arachnéen où s'entend le bruit des cordes vocales, et nous nous retrouvons chez les moines du Tibet, au comble du rituel qui nous semble monotone et réitéré.” D’où une grande méfiance à l’égard du langage: “[Il faut] mettre le vouloir à sa place, celle d'un épiphénomène tout à fait récent, pouvant se mettre sur des orbites virtuelles très éloignées de par le fait qu'il se meut par autopropulsion. Le vouloir procède donc par éloignement, par détachement, tout comme l'être conscient d'être prend sa distance vis-à-vis de la réalité. Le langage peut être considéré comme le combustible de cette autopropulsion.” “Et l’humain alors apparaît comme étant ce qui reste, quelque peu en lambeau, de l’arachnéen traversé par cette espèce de météorite aveugle qu’est la conscience”. La conscience est le but qu’atteint tout naturellement l’âme-araignée de Bettencourt. Pour Deligny, la conscience est le trouble-fête qui déchire la toile de l’arachnéen. Et la poésie dans tout ça? Voyez ce qu’en dit Georges Perros dans ses Papiers collés: La poésie, c'est comme si un chien se trouvait soudain envahi par la parole, et se précipitait vers ceux qui savent parler pour leur faire traduire ce qu'il s'étonne d'entendre confusément. Ce chien – ou tout autre muet! – existe en tout homme. Il ne lui manque que la parole que nous lui refusons. Ou que nous ne savons pas traduire. Nous ne sommes pas loin de l’arachnéen…
Chronique de juin 2019
Je venais de choisir pour Dailleurs un poème chinois lorsque je suis tombé sur le conseil que donnait non sans humour Wislawa Szymborska à un apprenti poète: “Nous avons pour principe que tous les poèmes au sujet du printemps sont automatiquement disqualifiés. Le printemps n’existe plus en poésie. Il continue à prospérer dans la vie elle-même, bien sûr. Mais il s’agit de deux domaines séparés”. Heureusement, le poème de Gu Taiqing (femme qui vécut de 1799 à 1877) a été écrit à une époque où le printemps existait encore en poésie. Et puis, s’agit-il vraiment d’un poème sur le printemps?
“En regardant les enfants jouer au diabolo”
(Il était courant dans la poésie traditionnelle chinoise de composer son poème sur un air connu. Le poème de Gu Taiqing, écrit sur l’air “Regret d’une épingle à cheveux”, fait partie d’un ensemble intitulé: “Chants pêchés dans la mer de l’Est”. Je l’ai rencontré à la page 1069 de l’“Anthologie de la poésie chinoise” de la collection La Pléiade).
“Le printemps arrive.
Le temps est clair.
Oisive, je reste assise à regarder les enfants jouer.
S’envolant dans le vent,
Le diabolo résonne.
Sur la corde entrelaçant les fils de couleur,
Le bambou creusé en forme de tube résonne: dong-dong!
Dans le monde, on voit sages et fous,
Les jeux ont tous un sens profond.
La raison est sans fin, les faits sans limite,
Si la réalité peut sonner, alors le vide peut résonner.”
A première vue, scène familière: il fait beau et doux, une femme se repose tout en surveillant la récréation de ses enfants. Mais l’oisiveté, dans la poésie traditionnelle chinoise, est souvent liée à la méditation. En général, ce sont d’ailleurs des hommes qui y méditent: les épouses ont autre chose à faire! Mais cette femme du 19ème siècle ne se contentera pas de jouer son rôle de mère de famille. Pourquoi affirme-t-elle: “Les jeux ont tous un sens profond”? Qu’y a-t-il de profond dans le jeu du diabolo? J’ai d’abord trouvé cela mystérieux. Mais, comme le suggère le dernier vers, voilà que le spectacle qu’elle a sous les yeux devient le point de départ d’une rêverie d’inspiration taoïste. Elle invite le lecteur à prendre conscience de la dualité présente dans ce diabolo. Il est fait d’un “bambou creusé”, c’est-à-dire fait de plein et de vide, et le jeu des enfants permet d’entendre à la fois “la réalité” qui “sonne”, et le “vide” qui “résonne”. “Vide et plein”: tel est d’ailleurs le titre d’un livre de François Cheng qui écrit: “Le Vide n’est pas seulement l’état suprême vers lequel on doit tendre; conçu comme une substance lui-même, il se saisit à l’intérieur de toutes choses, au coeur même de leur substance et de leur mutation”. A nous de bien écouter: “dong-dong”!
Je venais de choisir pour Dailleurs un poème chinois lorsque je suis tombé sur le conseil que donnait non sans humour Wislawa Szymborska à un apprenti poète: “Nous avons pour principe que tous les poèmes au sujet du printemps sont automatiquement disqualifiés. Le printemps n’existe plus en poésie. Il continue à prospérer dans la vie elle-même, bien sûr. Mais il s’agit de deux domaines séparés”. Heureusement, le poème de Gu Taiqing (femme qui vécut de 1799 à 1877) a été écrit à une époque où le printemps existait encore en poésie. Et puis, s’agit-il vraiment d’un poème sur le printemps?
“En regardant les enfants jouer au diabolo”
(Il était courant dans la poésie traditionnelle chinoise de composer son poème sur un air connu. Le poème de Gu Taiqing, écrit sur l’air “Regret d’une épingle à cheveux”, fait partie d’un ensemble intitulé: “Chants pêchés dans la mer de l’Est”. Je l’ai rencontré à la page 1069 de l’“Anthologie de la poésie chinoise” de la collection La Pléiade).
“Le printemps arrive.
Le temps est clair.
Oisive, je reste assise à regarder les enfants jouer.
S’envolant dans le vent,
Le diabolo résonne.
Sur la corde entrelaçant les fils de couleur,
Le bambou creusé en forme de tube résonne: dong-dong!
Dans le monde, on voit sages et fous,
Les jeux ont tous un sens profond.
La raison est sans fin, les faits sans limite,
Si la réalité peut sonner, alors le vide peut résonner.”
A première vue, scène familière: il fait beau et doux, une femme se repose tout en surveillant la récréation de ses enfants. Mais l’oisiveté, dans la poésie traditionnelle chinoise, est souvent liée à la méditation. En général, ce sont d’ailleurs des hommes qui y méditent: les épouses ont autre chose à faire! Mais cette femme du 19ème siècle ne se contentera pas de jouer son rôle de mère de famille. Pourquoi affirme-t-elle: “Les jeux ont tous un sens profond”? Qu’y a-t-il de profond dans le jeu du diabolo? J’ai d’abord trouvé cela mystérieux. Mais, comme le suggère le dernier vers, voilà que le spectacle qu’elle a sous les yeux devient le point de départ d’une rêverie d’inspiration taoïste. Elle invite le lecteur à prendre conscience de la dualité présente dans ce diabolo. Il est fait d’un “bambou creusé”, c’est-à-dire fait de plein et de vide, et le jeu des enfants permet d’entendre à la fois “la réalité” qui “sonne”, et le “vide” qui “résonne”. “Vide et plein”: tel est d’ailleurs le titre d’un livre de François Cheng qui écrit: “Le Vide n’est pas seulement l’état suprême vers lequel on doit tendre; conçu comme une substance lui-même, il se saisit à l’intérieur de toutes choses, au coeur même de leur substance et de leur mutation”. A nous de bien écouter: “dong-dong”!